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POURQUOI VIVRE A TOUTE VITESSE ?

 

Ronsard, « Quand vous serez bien vieille» Sonnets pour Hélène, 1578 

Quand vous serez bien vieille, au soir,à la chandelle,
Assise auprès du feu, dévidant et filant,
Direz, chantant mes vers, en vous émerveillant :
«Ronsard me célébrait du temps que j'étais belle ! » 

 

Lors, vous n'aurez servante oyant telle nouvelle, 

Déjà sous le labeur à demi sommeillant,
Qui au bruit de Ronsard ne s'aille réveillant, 

Bénissant votre nom de louange immortelle. 

 

Je serais sous la terre, et, fantôme sans os,
Par les ombres myrteux je prendrai mon repos ; 

Vous serez au foyer une vieille accroupie, 

 

Regrettant mon amour et votre fier dédain. 

Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain : 

Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie. 

Raymond Queneau, « Si tu t’imagines », L’Instant fatal, 1948

Si tu t'imagines

si tu t'imagines

fillette fillette 

si tu t'imagines

xa va xa va xa 

va durer toujours 

la saison des za 

la saison des za

saison des amours 

ce que tu te goures 

fillette fillette 

ce que tu te goures

Si tu crois petite 

si tu crois ah ah 

que ton teint de rose 

ta taille de guêpe 

tes mignons biceps 

tes ongles d'émail 

ta cuisse de nymphe

et ton pied léger

si tu crois petite 

xa va xa va xa va 

va durer toujours 

ce que tu te goures 

fillette fillette 

ce que tu te goures

les beaux jours s'en vont 

les beaux jours de fête

soleils et planètes 

tournent tous en rond

mais toi ma petite 

tu marches tout droit 

vers sque tu vois pas 

très sournois s'approchent

la ride véloce 

la pesante graisse 

le menton triplé 

le muscle avachi 

allons cueille cueille 

les roses les roses

roses de la vie 

et que leurs pétales 

soient la mer étale 

de tous les bonheurs 

allons cueille cueille 

si tu le fais pas 

ce que tu te goures 

fillette fillette 

ce que tu te goures.

Baudelaire, Les Fleurs du mal, LXXXV, « L'Horloge », 1857

Horloge! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit: "Souviens-toi! 

Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi 

Se planteront bientôt comme dans une cible; 

 

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse; 

Chaque instant te dévore un morceau du délice 

À chaque homme accordé pour toute sa saison. 

 

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde 

Chuchote: Souviens-toi! - Rapide, avec sa voix 

D'insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde! 

 

Remember! Souviens-toi! prodigue! Esto memor! 

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.) 

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues 

Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or! 

 

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide 

Qui gagne sans tricher, à tout coup! c'est la loi. 

Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi! 

Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide. 

 

Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh! la dernière auberge!), 

Où tout te dira Meurs, vieux lâche! il est trop tard!" 

 

Baudelaire, « L'ennemi » 

Ma jeunesse ne fut qu'un ténébreux orage,
Traversé çà et là par de brillants soleils;
Le tonnerre et la pluie ont fait un tel ravage,
Qu'il reste en mon jardin bien peu de fruits vermeils. 

 

Voilà que j'ai touché l'automne des idées,
Et qu'il faut employer la pelle et les râteaux
Pour rassembler à neuf les terres inondées,
Où l'eau creuse des trous grands comme des tombeaux. 

 

Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve 

Trouveront dans ce sol lavé comme une grève 

Le mystique aliment qui ferait leur vigueur? 

 

Ô douleur! ô douleur! Le Temps mange la vie, 

Et l'obscur Ennemi qui nous ronge le cœur
Du sang que nous perdons croît et se fortifie! 

 

Hartmut Rosa, Accélération, Une critique sociale du temps, 2011.

C’est une autre alternative1qui s’est imposée et semble être devenue la réponse exclusive au problème de la mort dans la modernité avancée : la représentation selon laquelle profiter à un rythme accéléré des diverses opportunités du monde, en « vivant plus vite » permettrait de réduire le hiatus entre temps du monde et temps de la vie2. Pour comprendre cette idée, il faut garder à l’esprit que la question du sens de la mort est indissociablement liée à celle de la « vie bonne », de la vie qu’il convient de mener. Car la représentation de la vie bonne qui devient dominante dans l’histoire, consiste à entrevoir la vie comme ultime occasion, c’est- à-dire à mettre à profit la durée de la vie sur terre accordée à chaque individu de manière aussi intensive et universelle que possible, avant que la mort ne lui mette un terme définitif – (...) la vie bonne serait une vie bien remplie, ce qui signifie une vie où l’on profite autant que possible de tout ce que le monde peut offrir, et où l’on exploite aussi largement que possible ses potentialités et ses possibilités. 

1 Autres manières d’échapper à la détresse morale née du sentiment de notre finitude : adopter une attitude d’indifférence stoïque, nier le monde et la vie, accéder à l’éternité par ses œuvres (politiques ou artistiques)...
2 Harmut Rosa distingue le temps du monde et le temps de la vie en raison d’une disproportion entre les options pratiquement inépuisables qu’offre le monde et la quantité limitée de possibilités effectivement réalisables dans une vie individuelle. 

 

Jean-Philippe Domecq, Ce que nous dit la vitesse, 2000. 

Enzo Ferrari titra son autobiographie : Mes joies terribles. Il condensait par là l’indissoluble lien de la jouissance et de la mort qui fait la pleine conscience de notre condition. Et qui fait la passion de la course automobile, aussi bien côté joueurs que côté spectateurs. En ce sens, la course automobile est un rituel de rappel. Une course de Formule 1, c’est la joie prise au bord de sa soudaine disparition possible. Le circuit le figure bien : la trajectoire idéale consiste à décupler la vitesse, source de jouissance, en frôlant la sortie de piste, qui abolit tout. La jouissance, son frisson, est proportionnelle au risque pris. Si ça passe au bord, juste au bord, à fond comme jamais, ça passe simultanément dans les nerfs de celui qui tient le volant. Et de celui qui observe en connaissance de cause. 

Notre vie n’est-elle pas cette image, quand nous en reprenons une conscience aiguë. Nous allons entre Eros et Thanatos, entre désir et mort nous allons, mais la plupart du temps nous croyons large la voie entre les deux, alors que l’un répond à l’autre qui lui répond. Que la plupart d’entre nous préfèrent inconsciemment laisser dans le flou la joie de vivre et se détournent de la claire perception qui nous met nez à nez avec l’à quoi bon vivre, ça se comprend. Nous n’avons pas moins peur de la mort que du désir qui y répond ; car il faut le vivre, le désir, or il est si intense et il demande à être réalisé. 

Philippe de Champaigne, Vanité ou Allégorie de la vie humaine, 1646, Le Mans, musée de Tessé
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