Document 1: « La tyrannie de la vitesse », Deborah Corrèges, Sciences humaines, juillet 2012
Nos sociétés ont accéléré la cadence. Accélération technique, accélération des rythmes de vie, accélération des changements sociaux. Comment en sommes-nous arrivés là ? Et si on prenait le temps de penser nos vies…
Des journées trop chargées, à se dépêcher, à courir, pour tenter d’effectuer ce qui, en se couchant, restera à faire. À terminer demain. « Il faudrait allonger les journées ! », dit une collègue. « Le temps passe trop vite ! », se plaint l’autre. « On vit comme des dingues », renchérit la troisième.

« Vous les Occidentaux, vous courez vers la mort ou quoi ? », m’a un jour demandé un Sénégalais. Avant de me conseiller, en wolof : « Danke, danke »(« doucement, doucement »). « Être affamé de temps ne provoque pas la mort, rassurent John Robinson et Geoffrey Godbey, mais, comme l’avaient observé les philosophes antiques, empêche de commencer à vivre (1). » L’existence pleine a besoin de temps pour se déployer.

Depuis quelques années, des ouvrages de sciences sociales aux titres évocateurs ont envahi les tables des libraires : Accélération (2) du sociologue allemand Harmut Rosa, Le Grand Accélérateur (3) du philosophe Paul Virilio, le dossier de la revue Esprit « Le monde à l’ère de la vitesse » (4), La Dictature de l’urgence (5) de l’essayiste Gilles Finchelstein, et d’autres encore. Le phénomène est pourtant ancien : le sentiment d’une accélération est exprimé dès le XIXe siècle avec l’apparition du chemin de fer et se concrétise, dans une multitude d’expériences, au cours de la révolution industrielle. Pourtant, de nombreux penseurs tiennent le phénomène comme caractéristique de notre époque récente, qu’ils appellent la « postmodernité », la « seconde modernité » ou la « modernité tardive ».

Mais que recouvre cette expression d’« accélération du temps », si répandue ? La formule est à prendre avec précaution, laissant entendre que le temps lui-même s’accélère. Or personne ne dira voir les aiguilles de sa montre tourner plus vite. Donc, le temps que l’on appelle objectif, c’est-à-dire mesuré par des instruments – tels que les chronomètres, montres, horloges –, est stable et ne s’accélère pas. En revanche, l’accélération des rythmes de vie provoque « un sentiment que le temps passe plus vite », selon les mots d’H. Rosa.

Où est passé le temps libre ?

Cette modification perceptive du temps est fondée. Les faits témoignent indéniablement d’une « accélération technique » – la plus visible et documentée : l’augmentation de la vitesse de déplacement, de transmission de l’information et de production. Dans ces domaines, la technique nous permet d’effectuer, par rapport à nos grands-parents, les mêmes actions dans un temps beaucoup plus court. L’histoire de la vitesse de transport – de la marche à pied au navire à vapeur, au vélo, à l’automobile, au train à grande vitesse (TGV), à la fusée spatiale – montre que l’on effectue la même distance en beaucoup moins de temps. Pareil pour le transport des informations : alors qu’il fallait des semaines aux messagers à cheval et aux pigeons voyageurs pour transmettre des informations, le temps requis avec Internet est celui d’un simple clic.

Pourquoi sommes-nous alors débordés, en manque de temps, alors que la technique est censée nous en avoir libéré ? Voici l’un des plus grands paradoxes : plus nous gagnons du temps, moins nous en avons. Le calcul, illogique, interpelle. Où sont alors tous ces gains de temps, ce nouveau « temps libre » généré par la technique ? Remis en circuit. Comme le souligne H. Rosa, « nous produisons plus vite mais aussi davantage », les gains de temps étant ainsi absorbés par l’augmentation de la croissance. Voilà le problème : l’homme moderne est si gourmand qu’il veut parcourir, transmettre, produire trois fois plus (de distance, d’informations, de choses) alors même que la technique lui permet d’aller seulement deux fois plus vite. Si bien qu’il en vient à avoir moins de temps que son congénère en avait au siècle dernier.

Par conséquent, un sentiment d’urgence, anxiogène, pousse à accélérer la cadence. Ce qui entraîne, selon H. Rosa, une « accélération du rythme de vie », qualifiée de « densification » ou « intensification du temps quotidien », dans le but d’effectuer plus d’actions dans une même unité de temps. Selon l’auteur, l’homme use de deux stratégies pour y arriver.

La première consiste à augmenter immédiatement la vitesse d’action, consacrant ainsi moins de temps qu’auparavant à une même activité. À cet égard, les enquêtes de l’Institut national du sommeil et de la vigilance révèlent en effet que les Français dorment une heure et demie de moins que dans les années 1950 et deux de moins qu’au début du XXe siècle. On passerait également moins de temps à cuisiner. Selon l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques), la part des dépenses de repas en conserves et en produits surgelés a presque été quadruplée depuis 1960. Un ménage sur deux pratique le plateau-repas au moins une fois par semaine, sans compter l’essor du fast-food.

La seconde stratégie consiste à effectuer plusieurs activités en même temps, de façon à optimiser le temps présent. Ce que les Américains appellent le multitasking (le multitâches), comme travailler durant le temps d’un transport en train, plutôt que de discuter avec son voisin ou contempler le paysage. Ou bien faire réciter les devoirs de son enfant pendant que l’on lave la vaisselle. Ces tâches que nous effectuions auparavant moins vite et l’une après l’autre, c’est-à-dire successivement, s’effectuent aujourd’hui plus vite et en même temps, c’est-à-dire simultanément.

Une vie sociale en renouvellement perpétuel

H. Rosa observe également une « accélération du changement social », c’est-à-dire un changement plus rapide des rythmes de transformation eux-mêmes. Si la vie de nos grands-parents était plus ou moins stable tout au long de leur existence, les nôtres sont en perpétuel changement, bousculées par le déchaînement événementiel du monde.
D’abord, la rapidité des rythmes de transformation du monde social est en partie liée à la diffusion plus rapide des nouveautés technologiques. Chiffres à l’appui, le chercheur bruxellois Francis Heyligen démontre en effet qu’il s’écoula 175 ans entre l’invention de la machine à écrire en 1714 et sa diffusion mondiale, contre environ trente ou quarante ans pour des inventions comme le réfrigérateur et l’aspirateur au début du XXe siècle, et seulement une décennie pour que des nouvelles technologies comme les lecteurs de CD ou les magnétoscopes connaissent une diffusion de masse (6). Ce qui est significatif, c’est que leur pénétration dans le tissu social modifie la vie pratique et les orientations de l’action, et ceci plus rapidement qu’auparavant.

Au passage de plus en plus rapide des « nouveautés » technologiques, P. Virilio rapproche les renouvellements, de plus en plus fréquents, des partenaires amoureux. Les études de l’Insee révèlent qu’en France, le nombre de mariages ne cesse de baisser tandis que celui des divorces augmente. Aujourd’hui, près d’un mariage sur deux se terminera par un divorce, au bout de quatre ans en moyenne. D’où l’augmentation du nombre de pacs, depuis 2000, en partie symptomatique de l’incertitude liée à la vie de couple.

La dislocation de la vie quotidienne

Il n’y a pas qu’à la maison que les changements se répètent à un rythme de plus en plus rapide, la vie professionnelle est également affectée par ce que Paul-André Taguieff nomme le « bougisme ». P. Virilio rappelle en effet que « l’emploi à vie » est en passe de disparaître, d’un temps presque révolu. L’augmentation des contrats à durée déterminée (CDD), le développement du travail intérimaire et de la formation continue attestent qu’aujourd’hui une personne est amenée à occuper plusieurs emplois dans une même vie, voire à apprendre plusieurs métiers. Par ailleurs, la forte mobilité professionnelle des jeunes amène à déménager plus souvent et à se réhabituer à une nouvelle ville, voire à une autre culture. Sans parler des conséquences sur la création du lien social, amical comme amoureux.

L’accélération des rythmes du changement social chahute notre vie sociale. Dans Le Grand Accélérateur, P. Virilio met en garde contre cet excès de mouvement et voit dans l’effacement du « lieu » stable (le village, la maison, la famille, l’entreprise) une perte de repère social entraînant « la dislocation de la vie quotidienne ».

La représentation du temps, qui découle de cette inconstance de la vie quotidienne, modifie en tout cas nos actions. Trop de mouvement réduit considérablement notre horizon temporel, le passé étant déjà obsolète à peine passé tandis que le futur est difficilement prévisible. Reste une durée raccourcie, le présent, ayant encore un caractère durable et offrant un degré plus ou moins élevé de stabilité. Selon le philosophe allemand Hermann Lübbe, cette « compression du présent (7) », caractéristique de l’accélération sociale, illustre l’incertitude de notre monde et génère des hésitations au sujet des projets d’avenir.

Cependant, ces critiques à l’égard de l’accélération, et des effets qu’elle génère, sont assez récentes. Longtemps, l’accélération du progrès technique fut même très valorisée, promettant une plus grande maîtrise du monde. C’est pourquoi la société s’est investie avec autant d’énergie en faveur de la révolution industrielle. Progressivement, l’idéologie d’une modernité fondée sur l’éloge de la vitesse, la rapidité des échanges, le mouvement d’une vie animée et dynamique s’est répandue jusqu’à l’émergence du Culte de la performance, selon le titre de l’ouvrage du sociologue Alain Ehrenberg (8).

Au début des années 1980, l’éloge de la vitesse s’imposa jusqu’au corps physique avec le développement de pratiques sportives agressives destinées, comme le rappelle le sociologue Yves Travaillot, à « conquérir la forme », pour « être actifs, libres et dynamiques (9) ». « Surtout, ne vous reposez pas trop », conseillait le magazine Vital. Cependant, la vitesse semble aujourd’hui un impératif plus subi que véritablement recherché, à écouter ceux qui aimeraient bien un peu se reposer sans se sentir pour autant moins performants, peut-être même plus.

Sans doute, l’homme s’est pris à son propre piège de l’innovation technique. L’élément constitutif de la société moderne est, comme le souligne H. Rosa, sans aucun doute « l’accélération en vue de l’augmentation ». Dans la logique du capitalisme, le moteur essentiel de l’accélération est l’argent. Il écrit : « L’augmentation de la productivité permet de marquer des points dans la compétition – tout au moins jusqu’à ce que la concurrence en fasse autant, en réduisant le temps de travail socialement nécessaire à la nouvelle norme, ce qui déclenche une spirale de l’accélération potentiellement illimitée. » D’où l’introduction de nouvelles technologies qui feront gagner du temps et une accélération également recherchée au niveau du transport et de la distribution des produits.


L’accélération de la consommation

Par conséquent, la productivité, comme nerf de l’économie capitaliste, modifie considérablement l’activité de travail. La marchandisation du temps de travail pousse sans cesse les ouvriers à « aller plus vite » pour augmenter la rentabilité. D’où les emplois du temps destinés à augmenter les cadences (plannings, délais de production, calendriers de livraison). Ce que Michel Foucault a décrit comme un « pouvoir disciplinaire » s’accompagne de mécanismes de contrôle (horloges, contremaîtres, pointeuses) et de sanctions et de récompenses (primes ou blâmes).

Comme le remarque H. Rosa, « l’accélération sociale de la modernité est un processus autoalimenté » et il est presque devenu impossible de ne pas jouer le jeu de l’accélération, à moins de vivre en ermite. Nous-mêmes devenons complices de notre accélération au travail car le système capitaliste nécessite notre participation, impliquant une augmentation de la vitesse de consommation et de l’élévation du rythme de vie. « Dans le monde d’aujourd’hui, ce n’est pas le gros qui mange le petit, c’est le rapide qui mange le lent », affirme John Chambers, l’ancien PDG de Cisco (10).

Travailler plus, courir plus, alors pour quoi faire ? La question éthique posée par Jürgen Habermas, « Comment je veux vivre ? (11) », prend un nouveau sens. H. Rosa l’entend comme un questionnement sur « la manière dont nous voulons passer notre temps ». Sans doute, le temps est ainsi venu d’y penser, non pas le temps d’un instant fugitif, mais d’y réfléchir pendant une durée suffisamment déployée jusqu’à ce que se profile, à l’horizon, la consistance d’un futur.
NOTES
(1) John Robinson et Geoffrey Godbey, Time for Life. The surprising ways Americans use their time, 2e éd., Pennsylvania State University Press, 1999.

(2) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, 2010.

(3) Paul Virilio, Le Grand Accélérateur, Galilée, 2010.

(4) Paul Zawadzki, Olivier Remaud, Gil Delannoy et Alexandre Escudier, dossier « Le monde à l’ère de la vitesse », Esprit, n° 345, juin 2008.

(5) Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Fayard, 2011.

(6) Francis Heylighen, « Technological acceleration », Principia Cybernetica Web, 23 mars 1998, disponible sur http://pespmc1.vub.ac.be/TECACCEL.html

(7) Cité par Hartmut Rosa, op. cit.

(8) Alain Ehrenberg, Le Culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.

(9) Yves Travaillot, « Les Français à la conquête de leur corps », Sciences Humaines, n° 132, novembre 2002.

(10) Cité par Gilles Finchelstein, op. cit.

(11) Jürgen Habermas, L’Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, 2002.
DOCUMENT 2- Être dans son temps : garder le cap au milieu du changement, Déborah Corrèges
Selon Peter Ahlheit et Anthony Giddens, les individus doivent composer avec trois horizons temporels distincts : le temps de la vie quotidienne, le temps de la biographie et le temps historique. Le temps de la vie quotidienne se structure principalement autour des routines et des rythmes récurrents de l’alternance entre travail et loisir, veille et sommeil etc. (comment travailler et réussir à récupérer à l’heure ma fille à la maternelle ?). « Plus le degré de routine et d’habitude diminue (…)plus le temps devient alors un problème », écrit Harmut Rosa. En deuxième lieu, le temps biographique offre la perspective temporelle de l’ensemble de l’existence (puis-je attendre de terminer mes études pour avoir des enfants ?). Enfin, le temps de la vie quotidienne et de la biographie est nécessairement enchâssé dans le temps de l’époque. « De mon temps, les choses étaient différentes », disent les gens âgés.

Ces trois niveaux temporels constituent « l’être-dans-le-temps » d’un être humain. Ils ont chacun leurs propres rythme, vitesse, durée, mais leur imbrication oblige à les ajuster entre eux. Comment y parvenir ? Selon H. Rosa, l’accélération sociale franchit « un point critique au-delà duquel il est impossible de maintenir l’ambition de préserver la synchronisation et l’intégration sociales ». D’une part, la société imposerait à l’homme un rythme si rapide qu’il lui deviendrait impossible de suivre la cadence dans la vie quotidienne. Stressé et surmené, il finirait par lâcher prise. Dépression. Burn out. D’autre part, le temps de l’époque serait tant soumis aux changements sociaux, se renouvelant à un rythme de plus en plus rapide, que l’homme aurait des difficultés à les prendre tous en compte et à projeter dans le futur un plan de vie cohérent, c’est-à-dire à adapter son temps biographique. 
Comment prévoir un plan de vie sans voir si je vais conserver mon emploi, déménager à nouveau ? La rapidité des changements sociaux offre un horizon instable, soumis à l’incertitude, peu propice à l’élaboration de projets de vie. ?
L’accélération du temps politique
Dans les hautes sphères de l’État, le temps de la politique s’est accéléré. En témoigne l’utilisation de plus en plus fréquente, par le gouvernement français, de la « procédure accélérée » (auparavant appelée « procédure d’urgence ») qui limite à une seule lecture par chambre l’examen des textes de loi. Le philosophe Paul Virilio dénonce « une frénésie législative (1)». Ce que confirme Guy Carcassonne, professeur en droit public : « On légifère d’abord puis, rarement et seulement si l’on n’a rien de plus rentable à faire, on réfléchit ensuite (2) », écrit-il. Si bien qu’au début de 2010, le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, s’opposait à cette situation : « Nous ne pouvons pas travailler ainsi, pour la qualité de la loi et celle du débat démocratique. Une bonne loi nécessite un temps de réflexion incompressible(3) ». Durant son enquête au Conseil constitutionnel, la sociologue Dominique Schnapper observe que, malgré la procédure normale d’un mois, « le Conseil est parfois dans l’obligation de statuer à la hâte », s’imposant des « acrobaties ». Elle conclut : « Les délais imposés limitent l’instruction des dossiers (4) ». Cette « dictature de l’urgence », selon les mots de Gilles Finchelstein, viendrait « ébranler la légitimité même du politique en le frappant d’inadaptation, d’inefficacité, d’inéquité et d’illisibilité (5) ». La vitesse législative s’accorde d’autant plus mal avec le fait que le politique a désormais une vision à court terme de l’histoire, poussant à « gouverner contre le futur (6)». Or, le philosophe espagnol Daniel Innerarity rappelle que la tâche principale de la politique démocratique consiste à établir une médiation entre l’héritage du passé, les priorités du présent et les défis du futur. Ce qui implique de sortir de ce que l’auteur appelle une « coalition des vivants », c’est-à-dire d’une situation opposant le peuple et les politiciens hâtifs, ces « ennemis du futur » qui tendraient à lui « confisquer l’avenir (7) ». « Les problèmes écologiques seront-ils un rappel à une autre temporalité que la nôtre ?, interroge Gil Delannoi. La pollution, la fin des stocks, les déséquilibres face au très lent (climat, espèce) soulignent que la lenteur s’opposera à la vitesse (8). »
NOTES
(1) Paul Virilio, Le Grand Accélérateur, Galilée, 2010
(2) Guy Carcassonne, « Penser la loi », Pouvoirs, n° 115, 2005.
(3) Le Monde, 11 février 2010. Cité par Paul Virilio, op. cit.
(4) Dominique Schnapper, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010.
(5) Gilles Finchelstein, La Dictature de l’urgence, Fayard, 2011.
(6) Ibid.
(7) Daniel Innerarity, Le Futur et ses ennemis. De la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, Climats, 2008.
(8) Gil Delannoi, « Maître et esclave de la vitesse : le tachysanthrope », Esprit, Le monde à l’ère de la vitesse, n° 35, juin 2008.
Déborah Corrèges